Toujours en retard, toujours à l’envers. On retourne cette fois-ci au mois de septembre qui, cette année, s’est montré particulièrement chargé. Mais peu importe, le Verdaillon de Saåad efface de toute façon tous les repères et désintègre consciencieusement la flèche du temps. Quand on l’écoute, tout s’arrête et il ne reste plus que lui, son orgue solennel et ses morceaux magnétiques tout autant qu’énigmatiques. On peut le prendre par n’importe quel bout, à n’importe quel moment, il crée une bulle mentale qui enveloppe le cortex et envoie bien loin tout ce qui l’entoure. La faute sans doute à l’orgue Puget de Notre Dame de la Dalbade à Toulouse. On ne l’entend pas toujours mais il est présent partout, bien au centre et inonde la moindre parcelle d’un disque qui suinte le Sacré. Car bien plus encore que sur Deep/Float, la musique de Saåad n’est pas ici une ligne droite mais un ensemble de cercles concentriques aux délimitations floues. En variant légèrement leur diamètre et leur inclinaison d’un morceau à l’autre, Verdaillon dessine une sphère compacte qui absorbe tout. Une sphère dans laquelle les mélodies apparaissent puis disparaissent, où les extrémités s’effacent, poussant les morceaux à n’en former plus qu’un, où l’inquiétude se fond dans la mélancolie puis refuse de choisir entre tension et suspension, où la vague mystique naît de/s’achève en gouttes de field recording disséminées ici ou là jusqu’à ce que ne subsiste au final qu’un très long drone liturgique tout simplement magnifique. L’émotion affleure et l’impact de la musique de Saåad, déjà important, s’en trouve encore décuplé. Pas moins abstraite mais peut-être un peu plus lisible ou tout simplement possédée par la force de l’orgue, elle provoque de sacrés remous dans le corps tout entier.
Depuis le premier souffle d’Egregore jusqu’à l’ultime seconde de Vorde, Verdaillon sidère dans sa façon de faire sonner son matériau de manière si immatérielle. L’obsession du détail, le soin infini porté aux textures – du lisse ou granuleux – et l’agencement des nappes qui se superposent, se succèdent, s’interpénètrent, l’enchevêtrement complexe du vent et des sons glanés autour de l’orgue, tout cela crée un impalpable qui, paradoxalement, montre une vraie densité. La notion même de morceau n’est pas pour ce disque – on préférera parler de moment – mais on pourrait facilement multiplier les lignes devant la majesté d’Opaque Mirror par exemple, ou la mystique de The Harvest voire la douce rugosité d’Eternal Grow sans jamais parvenir à expliquer ce qu’il s’y joue ni décrire leur trajectoire. Partir de l’ancien pour y revenir exactement tout en restant en permanence sur les rails de la modernité, créer une musique tout à la fois ostensiblement profane et profondément sacrée, échafauder des architectures qui semblent vouées à un quelconque culte lorsqu’au final, elles ne célèbrent rien d’autre qu’elles-mêmes, voilà le genre de paradoxes maousses que manie Verdaillon. À le lire comme ça, on pourrait croire l’ensemble par trop cérébral, abstrait et hermétique quand il suffit d’écouter pour simplement s’y laisser prendre. C’est sans doute là la grande force de Saåad, faire naître de vraies émotions d’un parterre très réfléchi où chaque chose est à sa place, extraire tout ce que l’entendu peut avoir d’inattendu, tenter de tout maîtriser pour pouvoir réellement lâcher prise car si l’on finit, en cours d’écoute, par renoncer à deviner où va sa musique, il est évident que le duo à tout moment, lui, le sait.
Encore une fois, l’entité réunissant Romain Barbot et Gregory Buffier dessine un drone sépia, circulaire, froid et solennel, un drone doté d’un air vertical chargé de tenir le monde à distance mais qui, au final, se montre parfaitement magnétique. L’orgue permet de rendre saillant ce que Saåad a toujours trimbalé : l’éclat de sa musique.
Et son incontestable beauté.