Noxagt – Brutage / Collection 1

Brut, brute, bruit, bruitage, brutal… Brutage. Les déclinaisons sont multiples, les nuances infinies mais le mot n’existe pas. Enfin, si, maintenant, il existe et sa définition toute entière est contenue dans ce disque. Il pourrait également définir la musique de Noxagt mais le groupe a connu plusieurs âges et sans doute Brutage ne convient-il parfaitement qu’à sa dernière incarnation. C’est bien ce que montre Collection 1 dont on parlera plus loin : un line-up différent, le même paradigme pourtant (en gros, une rythmique basse-batterie au cordeau qui s’oppose aux digressions d’un troisième instrument) mais un autre chemin. Souvent celui du troisième instrument justement (violon ou guitare) qui incurve légèrement le chaos des deux autres. Pourtant, ce n’est pas lui qui fait l’essentiel de la musique de Noxagt. L’essentiel, c’est sa rythmique. Indéboulonnable, elle n’a pas changé depuis quatre albums maintenant. C’est elle qui hypnotise. C’est elle aussi qui met mal à l’aise. C’est elle que l’on suit invariablement. Et dans Brutage, c’est avant tout elle que l’on entend. Une courte introduction et le trio balance les dix minutes et quelques de You Were Followed By A Man From The Station To Your House et le moins que l’on puisse dire, c’est que cet homme en question dont on ne sait rien ne nous veut pas que du bien. Après cinq minutes, le titre nous enferme dans les filets d’une répétition aliénante, une répétition qui était pourtant là dès le départ mais à tel point disloquée qu’on ne l’avait pas forcément remarquée. Et puis ça joue fort. Et plus on monte le volume, plus c’est implacable. Jan Christian Lauritzen massacre ses fûts en tenant chaque baguette des deux mains, son instrument en prend plein la gueule mais reste malgré tout dans les clous. La basse quant à elle explose en ondes dévastatrices qui décollent littéralement l’espace. C’est que Kjetil D. Brandsdal ne manifeste pas non plus une tendresse démesurée pour ses cordes et n’a pas son pareil pour les faire sonner comme un rhinocéros enragé. Les deux ensemble évoquent le doux bruit d’un marteau-pilon ou d’un trente-huit tonnes c’est selon. Et  quand l’invité s’en mêle, c’est encore plus massif. Tout comme le violon fuselé de Nils Erga qui inondait les arabesques massives de Turning It Down Since 2001 (2003) et The Iron Point (2004) avait fini par laisser la place à la guitare abrasive d’Anders Hana (transfuge des tarés d’Ultralyd) sur l’éponyme de 2006, cette dernière se trouve elle-même remplacée cette fois-ci par celle de John Hegre (déjà croisé, entre autres, chez Jazzkamer ou aux côtés de Lasse Marhaug). Elle accompagne idéalement le raffut rythmique, le survole ou l’habite mais elle reste indubitablement à part. Basse et batterie sont tellement indissociables, chevillées l’une à l’autre, qu’au bout d’un moment on finit par ne plus trop savoir qui fait quoi. En revanche, on identifie toujours parfaitement la guitare.

C’est encore plus prégnant sur Someone Calls You Every Night But Says Nothing, morceau bulldozer à l’incroyable densité qui superpose des couches industrielles à un solide agrégat noise. La basse tente de s’extirper de la masse sonore mais retombe bien vite dedans et la guitare achève d’unifier le tout en traçant quelques zébrures maousses qui donnent à Noxagt un côté metal jusqu’alors insoupçonné. Sur A Colleague Came To Your House And Punched You. Your Room Became Very Messy (ces titres !), elle révèle cette fois-ci tout le potentiel psychédélique du trio. Basse en avant, salement distordue, le morceau se pare de drones déglingués qui altèrent la répétition. C’est tout à la fois droit et de guingois, bizarre et jubilatoire. Enfin, A Drunken Person Kicked You At The Station And You Had To Go To The Hospital explore le versant dark ambient de Noxagt et fait naître sous l’épiderme nombre de sensations assez bien résumées par son titre. Lézard invertébré assez dégueulasse, le morceau se passe de rythmique pour se concentrer sur les textures et finit par faire tout aussi mal que les autres en substituant le harcèlement psychologique à l’agression physique jusqu’ici convoquée. Brutage s’en va ainsi comme il était venu, paré d’un voile énigmatique que sa musique a à peine éclairci. Beaucoup de répétitions mais aussi, on le voit bien, beaucoup de variations. Des éclats singuliers qui révèlent, par opposition, toute la noirceur monolithique de l’ensemble. Alors c’est vrai que les mélodies sont laissées de côté. C’est vrai aussi que le trio sonne un poil moins alambiqué que sur les albums précédents mais il gagne en jusqu’au boutisme forcené le peu qu’il perd en complexité et son pouvoir de sidération s’en trouve préservé. Avec Brutage, les Norvégiens montrent qu’ils vieillissent bien et font attendre impatiemment la suite. Toutefois pour celles et ceux qui n’aiment pas attendre, Drid Machine Records a eu la très bonne idée de sortir Collection 1 conjointement à Brutage. C’est la période Nils Erga qui y est convoquée. Compilant, pêle-mêle, extraits de concert (de bonne qualité), morceaux inédits datant du tout premier enregistrement du groupe, Saemon Box (2001, malheureusement jamais publié) et Peel Sessions, Collection 1 montre à quel point le groupe a su cultiver sa singularité dès ses débuts. La rythmique était déjà bien en place, déjà implacable et le violon s’y agrippait merveilleusement.

Tous les morceaux sont évidemment excellents mais deux d’entre eux sont bien plus que ça. Ils frisent l’exceptionnel. Titanic d’abord, issu d’une Peel Session sur laquelle on aimerait bien mettre intégralement la main. Rythmique véloce qui ne cesse de grandir, alto au diapason qui hante les interstices, une boule se crée à la sortie des enceintes et vibre dans l’air, explose puis implose, puis explose à nouveau. La mélodie s’installe dans la boîte crânienne pour ne plus la quitter et l’on suit ses méandres complexes jusqu’à la dislocation totale du paquebot qui finit par sombrer. Abdel-Wahab ensuite, issu de Saemon Box, parfaitement hypnotique et accaparant, montrant que lorsque Noxagt s’ouvre à d’autres folklores, il reste avant tout lui-même en ne l’étant pourtant plus tout à fait. Les autres morceaux, bien qu’un poil moins intenses, s’avèrent du même bois et l’on pourrait également passer quelques lignes à les détailler (on ne le fera pas pourtant, mais de Love Transfusion à Gravy & Blood, rares sont les moments où l’on reste de marbre). L’ensemble ne dure qu’une demi-heure mais file à la vitesse de l’éclair et l’on se perd volontiers dans le flot impétueux d’une musique pure et sauvage qui joue avec nos émotions comme avec nos nerfs. Bref, loin de n’être qu’un pays qui a mis en exergue le mal être de quelques pandas tristes, il est également temps de reconnaître la Norvège comme le pourvoyeur de ce qui se fait de plus intraitable et inhospitalier de ce côté-ci de l’Europe. On loue le pays pour sa réussite politique et financière mais c’est à se demander s’il n’y a pas quelque chose de vicié derrière ses belles façades ripolinées. Ultralyd, Noxagt, MoHa!, Lasse Marhaug et quelques autres, se mêlant et se démêlant, tous sidérants et tous extrêmes. On n’accouche pas d’une telle scène par hasard. Ou tout y est-il à tel point bien rangé que l’incontrôlable se doit d’apparaître ? À certains moments, Noxagt a quelque chose de terroriste et l’entropie dont il ne se dépare jamais montre un élan que l’on jurerait vital.

En tout cas, vitale, il va de soi que sa musique l’est.

 leoluce

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