Date de sortie : 07 mars 2025 | Labels : A Tant Rêver Du Roi, Poutrage Records, Kerviniou Recordz, Reverse Tapes, Araki Records, Do It Youssef !, Les Clampins D’Abord, Nunc., Permafrost, Day Off Records
Mange Ferraille ter et toujours très haut. On retrouve d’emblée l’enveloppe, l’emballage. Une pièce d’outil ou de machine sur fond de ciment brut et un titre en italien (comme le précédent) : Cicala Plebeia comme Lyristes Plebejus ou encore Cigale Plébéienne ou plus couramment Grande Cigale Commune. C’est vrai qu’on a l’impression que l’album chante (enfin, « cymbalise » ) pas mal mais ça n’a peut-être rien à voir. Pourtant, on découvre, pour la première fois mise à ce point en avant, la voix (celle d’Anthony Fleury). Une voix distante qui déclame ses textes en italien, à certains moments très tranquille, plus cassante à d’autres.
Exactement comme la musique qui l’entoure. Heurtée, parcourue de lignes de fracture, d’estafilades chirurgicales, de pics carnassiers, de drones imposants et de plaines amères, elle tisse une étoffe accidentée au relief chaotique. On retrouve ainsi le flux mouvant, sec mais foisonnant, soutenu par deux guitares (dont une baryton), deux orgues (microtonaux) et une batterie (très altérée).
Toutefois, Cicala Plebeia n’est nullement un décalque d’Erba Spontanea (2020) qui lui-même s’éloignait de l’éponyme (2017). La matière reste indéniablement la même mais elle mute. Ici, le gamelan recule légèrement, les accents industriels perdurent et les hybridations organico-synthétiques gagnent du terrain, notamment au niveau des percussions trafiquées qui résonnent profondément et des orgues bricolés qui habillent la masse d’une nuée d’insectes artificiels qui fourmillent et s’engouffrent dans les interstices. Les nappes sont profondes, altérées et mystérieuses ; les bruits, grouillants et multiples et à certains moments, on est à deux doigts d’un genre de musique concrète fracassée à grands coups d’éclats bruitistes. Et comme d’habitude avec Mange Ferraille, on est complètement pris.
Dans mon imaginaire, les cigales, c’est avant tout la Provence, le soleil, le vent qui courbe la lavande. Les cigales de Mange Ferraille, elles, se déplacent en nuages denses et font des dégâts. Elles crissent, mordent et inquiètent. Elles brûlent aussi et ravagent autant qu’un incendie. Cicala Plebeia ne compte que quatre titres et si chacun à son identité propre, tous impressionnent en réorganisant et en pliant drastiquement le flux intérieur (en tout cas, c’est ce qu’il se passe avec le mien). Impossible d’aller voir ailleurs ou de faire autre chose quand le disque suinte des enceintes.
L’une des guitares de Granges Fraiches_Ballata Crudele imite par exemple la vibration des cigales. La voix, d’abord tamisée, s’emporte et finit par hurler, et immanquablement, ça prend toute la place en vidant l’encéphale de tout ce qu’il contenait avant que le morceau ne commence. Seul subsiste un long drone insondable qui annonce Cicale Illuminate_Bocca E Ochi et ses percussions profondes. La frappe se modifie, mute et s’altère en même temps que résonne le murmure de la voix lointaine. Le drone tapisse le parterre puis se transforme en boucles cycliques, la batterie s’emballe, la voix devient menaçante et l’hypno(i)se advient. La transe perdure avec Marécages Mouvants, hanté par un tintinnabulement qui rebondit sur des toms amples, les micros contact et l’autre guitare griffent l’espace qui se remplit de sons d’abord cristallins puis altérés puis bloqués sur une répétition maladive. Parla Con Me transforme le tout en friche industrielle, on danse dans son bunker mental, aux ordres de la voix menaçante. C’est très prenant et ça s’arrête abruptement quand on voudrait que ça continue indéfiniment.
Mange Ferraille l’a encore fait et sa Cicala Plebeia colonise l’encéphale, se subdivise et envoie ses clones danser sous l’épiderme. Le disque se ménage une place singulière où il semble être le seul à exister, tout près de ses deux aînés mais néanmoins dans son espace. Plus que jamais, le trio donne l’impression d’être un laboratoire en perpétuelle recherche et que l’on puisse adhérer à ce point, à chaque fois, à ses explorations relève de la gageure. On voit bien comment tout ça ne se paie pas de mots et tient d’une alchimie très particulière qui n’a que peu d’équivalent, voire aucun.
Chapeau bas !
leoluce