Quatre morceaux, un par face. Chacun autour des vingt minutes et plus d’une heure de bouillie psychédélique. Enfin, j’écris « bouillie » mais c’est par pure paresse et c’est totalement injuste. Dual Myths – et par extension Mainliner – est tout ce que l’on veut sauf ça. On n’y trouve rien de confus ni quoi que ce soit d’indistinct (en revanche, c’est parfois un poil ésotérique). Oui d’ailleurs, c’est bien Mainliner et non plus Kawabata Makoto’s Mainliner alors que l’on retrouve exactement le même line-up que sur Revelation Space (2013) et pour tout dire, exactement la même mixture.
C’est vrai qu’après tout, malgré ses diverses incarnations, le psychédélisme atomisé propre à cette entité persiste et à la limite, peu importe qui tient les instruments pourvu qu’il y ait Kawabata Makoto à la guitare. Alors c’est sans doute un raccourci d’avancer qu’il forge l’identité de Mainliner – on parlera un peu plus loin des apports fondamentaux du batteur (Koji Shimura, présent depuis presque le début) et du bassiste (Kawabe Taigen, aussi préposé au micro et « nouveau venu » depuis 2011, là où s’est longtemps tenu Asahito Nanjo, à l’origine du groupe) – mais sans sa guitare tellurique, grésillante et parfaitement tarée, ça ne serait plus totalement Mainliner. Kawabata Makoto’s Mainliner était tout simplement un pléonasme.
Et puis, à la limite, peu importe. Impossible de détailler les circonvolutions de la passionnante nébuleuse free japonaise (tout le monde joue avec tout le monde, le vaisseau amiral Acid Mothers Temple et ses multiples avatars jamais bien loin). Le plus important, c’est ce que donne à entendre Dual Myths et c’est impressionnant. Que ce soit par petites doses ou dans son intégralité, l’écoute liquéfie littéralement les neurones et plonge systématiquement l’auditeur.trice dans un état second : le flux se subdivise en stylets soniques de plus en plus petits et la matière sonore s’insinue partout jusqu’à prendre possession de l’encéphale et de tout ce qui l’entoure. Le corps esquisse un pas et puis deux et quelques autres, se dirige sans qu’on ne lui demande quoi que ce soit devant les enceintes, y colle la tête puis une oreille. Les doigts de la main gauche se crispent, le bras droit effectue un va-et-vient de haut en bas et on se retrouve comme un abruti à mimer un solo intersidéral absolument grotesque.
Ce que provoque ce disque, ce n’est vraiment pas bien joli.
À d’autres moments, on se retrouve en position fœtale, la tête calée entre les mains et tout se passe comme si on se regardait de haut. De très très haut. Soit à peu près là où nous envoie Blasphemy Hunter qui ouvre Dual Myths. Vingt minutes et quelques de pilonnage massif accompagné de chants liturgiques. Le parterre plombe, les voix s’envolent. Ne pas se fier à l’introduction tout en douceur, elle vole en éclats après quatre-vingt dix secondes seulement et c’est parti pour le grand huit. Répétition, dislocation, matraquage impitoyable qui mute subitement cinq minutes avant la fin en quelque chose de très très exploratoire : la guitare exsude des ondes dévastatrices, la batterie demeure imperturbable et la basse met le feu à son caoutchouc. C’est chaotique. C’est dantesque. Et absolument jubilatoire.
Hibernator’s Dream commence dans un genre de freeture écorchée et abstraite, décide d’y rester, s’épaissit par intermittence, enlève des strates le reste du temps. Chacun suit son propre chemin et retrouve parfois les deux autres. Silver Guck, bien plus lourd, oppose un riff plombé aux incantations perchées de la voix. C’est tout ce qu’il y a à en dire. Ah si, la guitare perd les pédales après sept minutes et passe une bonne partie du morceau à nous hurler dessus avant de retrouver son riff plombé, l’air de rien. Dunamist Zero, c’est le ressac un jour de tempête, ça gonfle, ça explose, ça se retire et ça recommence avant que Makoto ne décide d’aller tester la houle en plongeant tête la première dans l’énorme vague. Et reste là. Et c’est fini.
Dual Myths est sauvage et le maelström irradié et catadioptre qu’il renferme, absolument indivisible. Sans la caisse claire et sans les cymbales, ça sonnerait pelé. Sans les ondes dévastatrices de la basse et son groove désaxé, rien ne serait lié et rien ne tiendrait debout. Sans les psalmodies de la voix, tout serait masturbatoire et trop plat. Et sans la guitare aux azimuts flingués, ça ne serait pas Mainliner. Le trio fonctionne à plein, sa pâte sinueuse, toxique et imprévisible ne peut advenir hors du triangle et donc, sans Kawabe Taigen et Koji Shimura, les morceaux n’auraient aucune substance et paraîtraient artificiels. Ce qui se joue ici dépasse de très loin le cadre strict de la musique, ces trois-là partagent le même cerveau, les mêmes obsessions et si le disque happe, c’est bien parce que tout est sa place malgré l’immense entropie que Mainliner génère. Et au bout du bout, avec son côté féroce et tangentiellement hermétique – le psychédélisme version japonaise restera toujours étrange et jusqu’au-boutiste – cette matière métamorphe a quelque chose de sacré.