Basse profonde, claviers mortifères et pesants, voix d’outre-tombe et souffle froid, Lovataraxx foule aux pieds un territoire musical que l’on identifie aisément et que l’on a pourtant bien du mal à circonscrire. C’est très cold wave bien sûr – ça ne fait même aucun doute – mais c’est aussi très fragmenté. Synthwave, darkwave, EBM et autres déclinaisons du grand fourre-tout post-punk sont finement insérées dans l’équation et le duo (Kleo Pattern et Almond Blossom) lorgne également du côté de l’électro-pop de temps en temps. Dans ces conditions, bien que Lovataraxx développe une patte bien réelle, on ne sait jamais vraiment sur quel pied danser.
En tout cas, on danse.
Enfin, ça non plus, on n’en est pas très sûr. On esquisse un mouvement mais qui revient souvent vers soi-même plutôt que de prolonger le corps vers les autres.
L’album s’appelle quand même Hébéphrénie, une forme de schizophrénie marquée par la désintégration de l’affect, un langage incohérent et une indifférence au monde extérieur qui cache paradoxalement une grande anxiété : on était donc prévenu. Alors, pour la désintégration de l’affect, on ne sait pas trop et le langage est extrêmement cohérent. En revanche, on garde l’anxiété et l’indifférence au monde extérieur. Les voix très verticales, les lignes de basse élégantes et les claviers congelés propulsent le duo bien haut et on se sent parfois intimidé par sa musique et les paysages décharnés qu’elle envoie derrière les yeux.
Alors certes, c’est très connoté, certains passages peuvent même agacer (le chant tout entier inscrit dans la doxa cold voire Curtisienne, les claviers trop attendus payant de manière trop ostentatoire le tribut aux ’80s, sur Sidewalk ou Medecine notamment) mais c’est très rare et au final, on reste soufflé par l’excellence de l’ensemble déjà entraperçue largement révélée en 2017 au moment de Kairos, premier album autoproduit aux multiples pochettes et formats.
De prime abord, on a l’impression que tous les morceaux se ressemblent mais on voit bien vite qu’il n’en est rien. Ils tirent leur substance de la même masse froide, sombre et monolithique mais l’éclairent aussi différemment, révélant ses multiples nuances. Tout est ciselé, millimétré mais aussi très vivant et quand on pense avoir cerné le dessein, de nouveaux embranchements apparaissent : on pense Kas Product et on se retrouve avec D.A.F., on lorgne vers The Cure mais c’est Tuxedomoon qui se manifeste, Alan Vega, les early-Trisomie 21 ou New Order ne sont jamais loin non plus et ainsi de suite.
Dès lors, on envoie bien vite valdinguer les réminiscences. Hébéphrénie est suffisamment racé pour court-circuiter le réseau et laisser le cerveau se concentrer sur ce qu’il reçoit : de très bons morceaux. Ce qu’on veut dire par là, c’est que Lovataraxx ne tombe jamais dans les affres de l’exercice de style. Il ne singe pas, il est. Il maîtrise les Tables de la Loi mais n’hésite jamais à s’en affranchir et ce faisant, en puisant ça et là, en explorant, forge son identité.
Ça commence fort avec Subjugué, son chant grave, sa belle ligne de basse et ses claviers moribonds et hypnotiques. On a déjà entendu ça et on l’entendra encore plus tard dans le disque (Araknée le bien nommé, Hoop plus loin voire Hellébore en mantra morbide venant clore le tout) mais on s’en fout parce qu’on se fait cueillir comme au premier jour. Prostration déboule et on est ailleurs. Envolé les atours froids et distants, place à la synthwave très minimale via un persistant et très prenant carillon. Craving ou Ana Venus s’inscrivent également dans cette empreinte. Puis c’est au tour d’Angst, tube certifié au chant féminin à même d’embrigader les neurones dans une totentanz ténue. Sidewalk, malgré les quelques réserves mentionnées plus haut, en est un autre.
Et ainsi de suite jusqu’à la fin du disque qui ne souffre d’aucune baisse de régime : les lignes de basse montrent une créativité folle, les claviers ne sont jamais en reste et habillent le tout d’une multitude de trouvailles qui décuplent encore la variété de l’ensemble. Difficile de se défaire de l’ambiance patiemment mise sur pieds : élégance à tous les étages, absence totale de superflu qui permet de revenir souvent à Hébéphrénie, vrai talent d’écriture. Lovataraxx vient de publier un incontournable.
Le titre de l’album rompt quelque peu avec le nom que les Grenoblois ont choisi comme totem : love ataraxie, vraiment ? Il est vrai que l’on sent poindre un soupçon de stoïcisme et d’apaisement derrière le propos majoritairement sombre et tourmenté d’Hébéphrénie.
Un paradoxe. Débouchant sur un très beau résultat.