Date de sortie : 03 décembre 2021 | Label : autoproduction
Le Chemin De La Honte, un groupe rare, deux disques seulement dont le premier résonne encore régulièrement depuis sa sortie en 2015. Et alors qu’il était déjà du genre très haut perché dans mon panthéon intime, Un Château Perpétuel se place immédiatement encore plus au-dessus. Comme souvent, il n’a rien à voir avec le précédent mais lui ressemble beaucoup. Il conserve par exemple la même température, le mercure restant drastiquement bloqué dans une zone où les degrés n’existent qu’à l’envers. Il garde également les angles contondants et les voix scandées. La colère. En revanche, il allonge le temps, une majorité de morceaux frisant les six minutes et l’un en comptant douze (l’exceptionnel Toute Distance). Un Château Perpétuel est, me semble-t-il, également un poil plus halluciné, plus baroque et se lance dans des digressions hantées qui se tordent en dedans. Il y a évidemment un peu de Delacave là-dedans mais Le Chemin De La Honte s’en détache pourtant via sa guitare systématiquement en tension et son ossature générale dessinant une longue ligne brisée.
Le post-punk au cordeau voit ses contours repassés au gros feutre psycho-kraut et l’ensemble arbore des airs de sorcellerie, ça donne un air très étrange aux morceaux. Un peu comme si la rage du premier album était désormais tapie dans l’ombre, toujours bien présente mais reléguée dans l’arrière-plan et que quelque chose de plus profond, de plus dense, de plus complexe avait pris sa place. Irrigué par elle certes mais occupant tout l’espace. Alors, ça reste nerveux, beaucoup, mais c’est aussi en permanence sur le qui-vive et on ne sait jamais vraiment quant ça va exploser et quand ça explose, ça le fait bizarrement. Par intermittence et jamais complètement.
Pourtant, plus d’une fois, Le Chemin De La Honte lâche les chiens, tabasse, griffe et crie. Pas vraiment un long fleuve tranquille, le Château Perpétuel. Il a des airs de bunker colonisé par la sphaigne et les arbustes épineux, il renferme quelques pièces dont on hésite à pousser la porte, ne sachant pas vraiment ce qui se tient derrière et d’autres, plus accueillantes. C’est très froid mais, paradoxalement, ça grouille de vie. Une énergie étrange suinte de ses murs et traverse l’épiderme pour se loger immédiatement dans la boîte crânienne. Son dédale très marqué ne ressemble qu’à lui-même et si tout y est étrange, on aime pourtant déambuler dans ses galeries en prenant son temps.
Tout autant envoutants que menaçants, les morceaux s’enchaînent en conservant la même doxa : des mélodies gémellaires et désincarnées, un goût prononcé pour l’expérimentation, des arrangements au millimètre et la voix de Liliane Chansard qui accentue la tension déjà grande de l’ensemble. Les Pas De Course, en ouverture, nous balancent immédiatement sur les chemins disloqués et gorgés d’eau lourde d’un disque, à tous les niveaux, magnifique.
« Elle traverse le pré, s’arrête et regarde, la voiture passe un virage dans le sous-bois... « , impossible de ne pas vouloir savoir la suite, d’autant plus que le morceau revêt une forme d’urgence qui s’accorde parfaitement aux mots scandés. Véritable plan-séquence qui prend forme derrière les yeux, chaque occurrence efface la précédente tout en gardant la même palette chromatique crépusculaire : les gouttes de piano inquiètes des Bribes Du devant, la marche lente et suspendue qui devient hallucinée et s’emballe sur Le Traffic Des Cours, les azimuts affolés d’Hors Saison, le côté faussement patraque et vraiment étrange d’Espions, le très bien nommé 95 Pulsions et ainsi de suite.
En permanence immergé dans un environnement de sons et de mots redondants ou se complétant, l’encéphale construit un espace-temps propre au disque, très actuel, picorant à droite à gauche et franchement sombre, tout le temps étrange et prenant. On entend des bribes de giallo qui ramènent aux ’70s, des mots inquiets bien inscrits dans leur époque flinguée, une rigidité rythmique très vert-de-gris, des basses moribondes qui claquent et une guitare contrite qui sait néanmoins montrer les crocs : les morceaux effectuent des allers-retours perpétuels entre l’avant et le maintenant, s’appuient sur une tradition exaspérée pour mieux l’exploser et la réinventer, dessinant ainsi un après qui a bien de la gueule. L’ultime Toute Distance résume parfaitement tout ça : métamorphe, tour à tour rageur et exténué, les mots qui trouent comme des balles, expulsés par une voix de Pythie hallucinée, la guitare barbelée qui s’évapore d’un coup pour laisser la basse tapisser le chemin. Tout Le Chemin De La Honte contenu dans ces douze minutes parfaites concluant un album qui l’est tout autant.
Composé en 2019, enregistré cette même année et atterrissant sur nos disques durs seulement ces jours-ci, Un Château Perpétuel n’est disponible qu’au format numérique sur le bandcamp de Seb Normal. Je ne peux que vous enjoindre à lâcher quelques euros afin de vous procurer ces morceaux toutes affaires cessantes à tel point ce disque est grand.
Tout simplement grand.
(leoluce)