Jessica 93 / Mistress Bomb H – Salle de shoot

 Salle de shoot, un titre très bucolique pour une musique primesautière qui recouvre de son velours solaire la moindre parcelle d’espace. Un velours étrange. Souterrain. Soleil noir et vague à l’âme. L’espace repeint aux couleurs du disque : gris, salpêtre, seringues et grosses fissures. La confrontation des empilements de Jessica aux canevas pelés de la bombe H annonce un objet pas vraiment drôle mais extrêmement prenant. On savait déjà – depuis le séminal (et indispensable) Who Cares – que Jessica 93 savait mettre sur pieds des monstres glauques, patchworks instables collant entre eux des bouts de shoegaze, de post-punk et de proto-grunge avec de l’adhésif industriel qui, fatalement, adhérait fortement à la boite crânienne. On savait un peu moins (honte sur nous) que Mistress Bomb H maîtrisait, elle aussi, son sujet : un tapis électronique très sombre et très sec filant un coton mauvais, charriant un souffle désespéré sur lequel se déploie une voix déclamatoire au fort pouvoir de conviction. Une musique organo (la voix)-synthétique (le reste) simple mais très loin d’être simpliste (à ce titre, l’écoute de son 9 Pictures de 2011 est très fortement conseillée). Ce que l’on ne savait pas du tout, c’est que la réunion des deux sur un bout de plastique noir pouvait amener à une telle implosion. Même s’ils ne se rencontrent jamais, chacun tire parti de l’autre : toujours plus hypnotique, toujours plus pelé. Il en résulte un 12″ vif et très cohérent. À l’unisson, Hélène Le Corre (la bombe H) et Geoffroy Laporte (la Jessica), s’ils ne partagent pas les mêmes armes, partagent en tout cas la même vision, celle d’une transposition de la vie, crue et réaliste. Tendus, les deux titres de Jessica 93 et les trois de Mistress Bomb H (grosso modo, douze minutes d’intervention chacun) s’emboîtent parfaitement, se complètent, s’appuient l’un sur l’autre et déploient toute leur envergure. On peut ainsi commencer par n’importe quelle face, on aboutit toujours au même endroit : les caves et les bas-fonds d’une quelconque agglomération densément peuplée, sa morne banlieue et ses terrains vagues. Quelque chose comme la traduction humaine d’un enfer déshumanisé.


Pourtant, à bien y regarder, Jessica 93 fait du Jessica 93 et Mistress Bomb H ne fait pas autre chose que ce qu’elle fait habituellement. N’entendez pas par là qu’ils font du surplace mais tous deux continuent à consciencieusement explorer leur pré carré. Endless et Black Dog sont ainsi prototypiques des empilements singuliers qui faisaient (et font encore) le sel de Who Cares, Deflation, Tax et Cap, quant à eux, n’auraient pas dépareillé sur 9 Pictures sans que l’on s’ennuie pour autant le moins du monde. Leur musique est encore pertinente. Mais là où Salle de shoot fait très fort, c’est que la présence de l’un magnifie celle de l’autre. L’aridité de Mistress Bomb H met parfaitement en exergue la luxuriance glauque de Jessica 93 et inversement, le foisonnement des deux titres de ce dernier souligne toute la sécheresse tendue de la première. Après tout, c’est bien à cela que sert un split. Ainsi, Endless, boite à rythmes roide et basse arachnéenne en avant, s’amuse à égarer ses guitares fuyantes dans l’éther qu’exsude la voix si particulière de Geoffroy/Jessica. Black Dog poursuit le même dessein mais s’abandonne peut-être un poil plus. Hypnotique, le titre nous enveloppe et finit par nous perdre dans ses circonvolutions éthérées avec, pour seul point de repère, le martèlement des beats en plastique qui semblent marcher au pas. Encore une fois, Jessica 93 fait mouche. C’est peu dire qu’après ça, les synthétiseurs-Terminator de Mistress Bomb H prennent par surprise. Et encore bien plus, sa voix. C’est elle que l’on suit, c’est elle qui nous mène par le bout du nez. On ne sait pas trop si elle se charge de morgue ou d’argumentation mais le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle accapare. En-dessous, ça ferraille joliment : les microprocesseurs font feu de tout bois, suivent une trajectoire rectiligne qui s’avère bien vite complètement folle, une trajectoire qui s’oppose à la déclamation de la voix. Pourtant, point d’empilement ici, juste des bruits synthétiques décharnés assez sombres qui s’entrechoquent dans des gerbes de splatch, de pschhh et de bzzz. Une architecture mouvante que l’on pourrait croire sans queue ni tête si elle ne se montrait pas si ciselée et qui culmine certainement le temps de Cap : bruits incongrus en avant, Mistress Bomb H fait sa Miss Kittin qui aurait laissé au grenier ses oripeaux electroclash pour quelque chose de bien plus profond et consistant.

Salle de shoot tient du manifeste et incarne une certaine vision de l’underground. En cinq morceaux seulement, cette rencontre plante ses clous rouillés dans la jugulaire de notre beau pays et s’y agrippe de toutes ses forces dans un mouvement qui montre tous les atours de l’étranglement. Grâce lui soit rendue. L’impression tenace d’entendre quelque chose qui relève à la fois de l’insurrection et de la résignation. Qui plus est, les cercles concentriques imitant un clapotis abstrait sur fond de superpositions languides de l’artwork (élaboré par EK Dojo) trompent sur la marchandise tout en la traduisant complètement. Non seulement, un bel EP mais encore bien plus, un bel objet.

Glacial et très attachant, Salle de shoot est une totale réussite.

leoluce

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