Date de sortie : 22 octobre 2024 | Label : Jelodanti Records
Habituellement, je n’aime pas trop les compilations (et j’aime encore moins écrire dessus). En scannant mes étagères, je vois bien que j’en possède peu (quelques best off, l’horreur ; quelques anthologies, pourquoi pas ; quelques trucs siglés de logos de labels vénérés, mouais) parce que ce que je préfère, c’est les albums entiers. En revanche, j’ai une vraie appétence pour tout ce qui sonne bizarre et déglingué, foutraque et pas droit et donc, fatalement, quand je continue à scanner les étagères, je vois bien qu’elles portent pas mal de disques étiquetés, sans doute paresseusement, « noise » . Voilà un mot polysémique. Qu’est-ce que ça veut dire, en fait, « noise » ? Qu’est-ce que ça englobe ? Quels points communs, au hasard, entre Ground Zero et Dazzling Killmen ?
Donc voilà, l’objet qui nous intéresse aujourd’hui est une compilation (on verra bien) dont la pochette figure une carte de l’hexagone dans laquelle on peut lire France Noise 90. Ça porte bien son nom parce que, quelque part, même si c’est très localisé dans l’espace – la France donc – et le temps – les ’90s – il me semble qu’elle suffit à définir le genre. Dans toutes ses acceptions et toutes ses variations. Pour le coup, qu’elle ne documente qu’une époque et qu’un seul territoire n’a aucune importance parce que John Lennon se plantait bien en affirmant « french rock is like english wine : it just shouldn’t be there » (enfin, s’il l’a vraiment affirmé, rien n’est moins sûr, la source demeurant introuvable). Il se trouve que durant les ’90s, il se passait pas mal de choses dans le « rock » français (et ça continue encore évidemment), que c’était bien plus délicieux que l’improbable piquette anglaise et définitivement au diapason de ce qu’il se passait ailleurs.
La tracklist est l’œuvre essentiellement de Yves-Marie Mahé, cinéaste documentariste engagé et expérimental marqué par la découverte du punk, porté sur les montages à partir d’archives, la trituration de la pellicule et qui tente de trouver, dans certains de ses films, « un équivalent cinématographique à la musique d’Hüsker Dü » . Auteur depuis 1997 de plus de 70 courts-métrages autoproduits, membre (et instigateur) du Collectif Négatif, c’est aussi un fin connaisseur de l’über-underground hexagonal à en juger par les pièces qu’il réunit ici.
Le packaging (et le choix de trois morceaux parmi les 13 que compte la version physique et les 22 de la version numérique) est l’œuvre de Jelodanti Records et c’est sans doute inutile d’en dire plus. L’objet est comme à l’habitude tout simplement superbe et on sent tout de suite que Clara, Nicolas et Yves-Marie partagent bien plus que des atomes crochus musicaux, il y a aussi « les arts plastiques, entre autres » choses culturelles expliquant leur collaboration.
À l’origine de la compilation, l’achat d’un lecteur cassettes d’occasion qui donne lieu à une descente à la cave pour en extirper de vieilles démos datant de l’époque où Yves-Marie organisait des concerts et l’envie de les faire figurer sur un même support. C’est comme ça en tout cas que ça sonne. Très naturel, très vrai, très éclaboussant et mal bordé.
Alors, je ne vais pas faire le malin : je suis loin de connaître tous les groupes réunis ici. Et c’est là sans doute l’un des grands intérêts du format compilation. En écoutant, non seulement on s’éclate mais on apprend aussi beaucoup (le livret est exhaustif et on imagine aisément le travail de dingue qui a permis tout ça). C’est protéiforme et polysémique – comme la noise donc – vif et incandescent, ça fourmille d’idées et on ne s’ennuie jamais.
Au menu, le connu (Heliogabale, Davy Jones Locker, King Biscuit ou encore Prohibition par exemple) côtoie le moins connu (pour moi, hein, peut-être pas pour vous. Les bordelais de Kivalò Dolgòdò par exemple ou encore les parisiens périphériques de Copyright, entre autres évidemment) et ça n’a aucune forme d’importance. Ce qui frappe d’emblée me semble-t-il, au-delà du son souvent renfrogné, c’est la grande vitalité et tout l’engagement à l’œuvre là-derrière. La volonté de ne rien s’interdire, de se lancer sans forcément d’autre envie que de coucher sur bande ce qui sort des doigts parce qu’il faut bien que ça sorte. Pas de références écrasantes à déplorer, pas de sous-machins ou de sous-trucs, encore moins de photocopies mais des choses qui existent crânement et font preuve d’une vraie classe : le nerveux et tubesque Remember de Kivalò Dolgòdò, l’étrange et prenant Peur(s) de Copywrong, le décharné et trop court Cube de Gordz auquel succède Low City du très bien nommé The Crooner Of Doom (aka Philippe Tiphaine de qui vous savez que l’on retrouve plus loin sous l’avatar This Side Of Jordan, tout aussi captivant), l’inquiet Hain-Teny de Ratiopharm et j’en passe (parce que le risque, c’est de tout décrire par le menu et à ce stade, c’est déjà bien trop long). Et puis il y a aussi tout l’élan de vie qui se manifeste dans le sémillant « Vas-y bordel ! » lancé au tout début de la captation live des fabuleux Flaming Demonics ou lorsque cet « Allo, Françoise ? Comment ça va ? » retentit dans l’entame de Space Cab To Venus de Thierry Müller clôturant la version numérique
Tout colle, tout s’emboîte (d’autant plus qu’il y a pas mal de connexions entre tous ces groupes et projets) alors que rien n’est identique. La face A, plus noise-rock, fond dans la B, plus expérimentale, les pulsations d’Osaka Bondage s’accordent parfaitement aux déflagrations de Hole Process, Cornice partageait avec King Biscuit bien plus qu’un split, les riffs incisifs grignotent le breakbeat qui ronge les nappes anxieuses et au bout du bout se dessine un truc brinquebalant et totalement prenant qui montre un charme ravageur.
Rien n’est à la traîne ni en avance, c’est juste inscrit dans une époque qui n’arrête pas d’irriguer la nôtre et ça ne vieillit donc pas vraiment. Les deux versions (magnifiques) de Mosquito Fridge de Sootcycl ou de Zizeal d’Osaka Bondage montrent bien que tout est mouvant et en perpétuelle recherche, que ça fourmille et que ça creuse encore et encore à tel point qu’espace et temps n’ont plus vraiment d’importance (pas mal des morceaux réunis ici pourraient sortir actuellement et un peu partout sur la mappemonde) et on sait gré à Yves-Marie Mahé et Jelodanti de renseigner tout ça avec tant de passion. En attendant avec impatience les prochaines décennales de France Noise.
Le disque est dédié à Steve Albini « auquel nous ne devons pas tout mais presque » et je suis sûr qu’il aurait aimé enregistrer tout ça.
leoluce