Bon, plus le temps de rien et parfois aussi, une envie en berne. OK, dont acte, je vais essayer de raccourcir un poil pour au moins tenter de rattraper le temps. Ça parlera de la vitalité d’ici où les disques incroyables succèdent à d’autres disques au moins aussi incroyables dans un déferlement ininterrompu. C’est un peu Sisyphe et son rocher cette histoire. Peu importe, un petit éclairage sur quelques incontournables déjà sortis, tout juste sortis ou bientôt sortis mais qui squattent la platine. Le point commun : ils touchent de près ou de loin la diagonale du vide (quand ce n’est pas géographique, c’est dans leur climax) et montrent que le vide n’est qu’une illusion puisque ces disques-là, dans le vide susmentionné, on les entend très nettement crier.
Loth – 616
date de sortie : 01 septembre 2023 | Labels : Specific Recordings, Vendetta Records
Pas vraiment le nombre de la Bête mais un peu avant et c’est à se demander si la Bête ne compte pas à rebours. Déjà le troisième album pour le désormais quintette qui fut d’abord duo et toujours l’allégeance au black parfois post et éthéré. Cette fois-ci, envolées les forêts monochromes, les Tables de la Loi et les ritournelles médiévales, Loth change légèrement de direction en incorporant une bonne dose de punk dans son ossature et ce faisant, continue à faire ce qu’il veut et à le faire très bien.
C’est désespéré, c’est violent, ça écrase tout sur son passage et parfois ça lève le pied pour explorer le côté sombre de l’introspection. Surtout, ça accroche tout du long parce que Loth sait comment s’y prendre pour agencer son chaos.
Cinq titres tout aussi monolithiques que variés qui donnent l’impression que chacun a su trouver sa place. Ce n’est pas rien de passer de deux membres à cinq, ce n’est pas rien non plus de réussir à garder les idées-forces en y incorporant des éléments extérieurs qui ne sonnent jamais en dehors mais nuancent au contraire l’intérieur. Alors si ça reste dans un pré carré black atmosphérique et naturaliste largement dévoilé sur les deux essais précédents, ça foule aux pieds des territoires inédits : le punk donc, un regain de dynamisme même lors des moments les plus calmes, un son légèrement cadenassé qui donne au disque un aspect de vortex qui s’effondre en lui-même pour tout engloutir. De l’inaugural La Douleur Tombée Du Ciel à l’ultime Cœur Caligula, difficile de s’extirper des méandres pesants de Loth.
Pas sûr que Metz fasse partie intégrante de la diagonale du vide mais au cœur de l’Austrasie, on a des choses à dire et à expulser, on a le S.E.U.M., on brûle La Vie Avant La Mort, toujours Ad Libitum, on le crie, on le vomit et on malaxe une substance noire qui vise le parterre mais sonne tout autant comme une vraie pulsion de vie. Un pied dans la tombe peut-être mais pas du tout mort.
Saffron Eyes – Smile Until It Hurts
Date de sortie : 06 octobre 2023 | Labels : Specific Recordings, We Are Unique ! Records
On reste autour de Metz, pas vraiment là où se situe Saffron Eyes qui vient de Saint-Etienne mais comme l’album sort (entre autres) chez Specific Recordings, je le raccroche au précédent. Bon, évidemment, rien à voir mais peut-être quand même le même élan de vie. C’est bien simple, Smile Until It Hurts est un enchantement (tout comme leur précédent, l’inusable Pursue A Less Miserable Life). Du premier au dernier morceau, les poils restent au garde à vous. Pourtant, rien d’absolument renversant ou de drastiquement incroyable, juste une collection de chansons qui touchent juste en permanence, tout à la fois vives (on y retrouve quelque chose des embruns américains) et renfrognées (il y a des gros bouts de spleen insulaire là-dedans). La voix de Laëtitia Fournier (aka Raymonde Howard, c’est elle qui écrit et chante tous les textes, Cédric Ampilhac, Cyril Braga et Thomas W. complètent le line-up) bataille avec des arrangements tour à tour véloces et ténues et le tout dessine un genre de post-punk qui aime l’indie-rock, le surf, la pop (à moins que ça ne soit l’inverse) et encapsule le soleil dans le brouillard pour créer une étrange luminosité. Ça éclaire mais pas vraiment, on distingue les choses mais pas complètement, comme une mise au point impossible.
Tous ces shananana, tous ces chœurs entêtants, la grande urgence et la nervosité se confrontent à des élans plus moribonds. Des titres par ailleurs véloces comme Get Out Of My Head !, Take A Hammer, Consuela ! ou Run The City ont un truc légèrement désespéré contenu en creux (« A new generation of leaders approaching/(They) believe in Huawei and terrorism » par exemple) et ça procure un effet bœuf. Le genre de disque qu’on peut écouter en boucle une bonne partie de la journée : c’est simple mais aussi très compliqué, ça avance droit devant mais ça louvoie en même temps, c’est très pop mais aussi recouvert d’échardes qui griffent l’épiderme, ça n’a l’air de rien et c’est énorme.
Inutile de détailler les morceaux, tous, absolument tous, accrochent d’une manière ou d’une autre (chez Saffron Eyes, on sait écrire et composer) et se font une place illico dans l’encéphale qui n’arrive pas à s’en débarrasser.
Et je me dis, une fois n’est pas coutume, que le titre est vraiment très bien trouvé : un beau sourire qui, au final et sans qu’on l’ait vu venir, se transforme en uppercut.
Carver – Crown Of Bunches Of Grapes
Date de sortie : 14 avril 2023 | Labels : Araki Records, A Tant Rêver Du Roi Records, Pied De Biche Records, Day Off Records
Nantes. Pas du tout la diagonale du vide, hein, mais tant pis. « Une couronne de grappes de raisin » , là aussi c’est plutôt bien trouvé. Il y a un côté dionysiaque, orgiaque et un plaisir communicatif dans tous ces titres qui aiment les volte-face, le contrepied et les changements inopinés d’azimuts. Le noise-rock de Carver est déstructuré, très, mais pour autant, il n’égare pas parce que derrière, c’est éminemment carré. Les trois Carver savent ce qu’ils font, où ils veulent aller et la base est solide. Qu’ils la travestissent en y adjoignant une bonne dose de surprise et d’inattendu, de chausse-trape voire de poil à gratter ne change rien à l’affaire : Crown Of Bunches Of Grapes impressionne, tout comme le faisait déjà leur précédent EP. Il est rythmiquement alambiqué mais jamais épuisant, les mélodies finissent toujours par remonter à la surface et l’énergie qu’elles dégagent emporte systématiquement l’adhésion. Il était facile d’en faire trop avec une telle matière mouvante mais non, Carver en fait au contraire juste assez.
Parce qu’outre le plaisir communicatif que l’on sent à l’œuvre là-derrière, il y a aussi l’intelligence et la finesse et il en faut pour mettre sur pieds des morceaux aussi alambiqués et addictifs qu’au hasard Running The Fields, Sad As A Love Song ou Boring par exemple, pour balancer ce Aedes Albopictus suspendu à un fil, arrivant en fin de disque et offrant une respiration inattendue dans un océan de bifurcations. Dans l’exacte lignée de White Trash tout en restant surprenant, je sais bien que je n’ai pas fini d’en faire le tour. Avec sa voix haut perchée, sa guitare acérée, sa batterie féline et sa basse plombée, le noise-rock catadioptre et épileptique de Crown Of Bunches Of Grapes révèle tout son bouquet par petites touches successives puis reste longtemps en bouche.
Comme un bon vin.
Jour J Mental – Faire La Secte
Date de sortie : 05 septembre 2023 | Labels : Poutrage Records, La Ferme De La Justice Electrique, Do It Youssef !, Degelite, Les Clampin D’Abord
Là aussi, le trio se partageant entre Lille, Montreuil et Paris, on s’éloigne encore de la diagonale mais peu importe, celui-là aussi, je suis obligé d’en parler. De son patronyme au titre de l’album, de la pochette aux noms des morceaux (Tu Saignes Du Ciel, Obsession, ce genre), Jour J Mental a quelque chose de cryptique. De prime abord, j’ai été très attiré par la musique et un peu moins par le chant. Je trouvais qu’il en faisait trop – pas tout le temps, hein, mais à certains moments, je me disais qu’un poil de retenue aurait davantage convenu à ces ossatures écorchées – et que le côté possédé et incantatoire était trop évident. Mais bon voilà, les morceaux sont vraiment très prenants et j’y suis souvent revenu pour finir par me rendre compte à quel point ce chant très incarné s’insère parfaitement dans les capsules tourmentées de Jour J Mental. Alors de quoi s’agit-il ? Difficile à dire. C’est tout à la fois noise et tribal, la no-wave exsude des gouttes chlorhydriques qui rencontrent ici un post-punk extrêmement froid (mais sans basse). Ça malaxe le bruit en encapsulant les cris dans des totentanz sauvages qui visent systématiquement l’obscur et l’enfoui. Faire La Secte, avec une telle mystique, ne pouvait s’appeler qu’ainsi.
C’est donc très noir, très possédé et très refroidi. Les textes eux-mêmes suivent l’élan, balançant des concepts qui font naître d’étranges images derrière les yeux (« Partage, carcasse, ça distribue même les pare-brises » ou « Des vers s’écrivent sous terre » agissent comme des flashs). La musique gicle en zébrures acides comme des larmes de mort et possède une étrange énergie, tout à la fois moribonde, exténuée et très vive. Un peu comme une fièvre maligne qui s’empare du cortex pour le manipuler et y faire danser des ombres décharnées. Rien à dire, le trio (Nicolas Moulin à la guitare, Yakoo Desbois à l’autre guitare et au chant, tous deux déjà croisés chez feu ENOB, Jeremy Chinour à la batterie, qui tenait auparavant les baguettes chez Radiant) savent très bien Faire La Secte et devant tout ça, je me sens comme un disciple. Sidéré.
Une tuerie.
White Wire – Crack Up
Date de sortie : 22 septembre 2023 | Labels : Araki Records, Bigoût Records, Urgence Disk, Opposite Prod, Pied De Biche, Vox Project
Au départ, j’ai immédiatement adoré la pochette (signée Gaspard Le Quiniou d’Arrache-Toi Un Oeil !). Après, j’ai écouté le disque et ce qu’il renferme m’a aussi jeté un sort. White Wire vient de Blois (pas loin de la diagonale du vide donc, on y revient), c’est un trio qui a déjà sorti un EP de chansons d’amour en 2018 et qui pratique un genre de noise très garage aux entournures, volontiers punk, hardcore et grungy qui file à la vitesse de l’éclair. Ici, généralement tout est dit autour des trois minutes et si on frôle (voire dépasse) les quatre, c’est exceptionnel. D’emblée, ça montre les crocs avec Pink Shirt et ses « It’s so tragic » répétés à l’envie qui posent le décor. Ensuite, c’est toujours pareil neuf morceaux durant.
La guitare cisaille, la basse démonte, la batterie matraque impitoyablement et ça insuffle son urgence immédiatement à tout ce qui entoure les enceintes dès que ça en sort. La mixture de White Wire desquame tout sur son passage, ratiboise le moindre obstacle et va droit dans le mur. Même les moments légèrement plus mid-tempo (Bloody Count ou Left Over par exemple) marquent le corps de leur empreinte. C’est bien simple, la moindre seconde est exploitée et le silence n’a que peu de place. D’où l’impression d’extrême densité qui pourrait s’avérer fatigante à la longue, ce que le disque n’est absolument pas.
Les morceaux sont trop bien foutus pour cela : ils tabassent mais font aussi preuve de finesse, la mélodie n’est jamais sacrifiée sur l’autel de l’efficacité et au final, on se retrouve avec quelque chose d’assez retors : très rock, très carré mais aussi pas mal fuyant quand la guitare lance ses tentacules dans les airs, en contrepoint d’un chant bien arrimé au squelette. Le plus fort, c’est qu’on a déjà entendu ça ailleurs et à maintes reprises (mon cerveau est allé par exemple convoquer Bastro ou Jesus Lizard) mais qu’on s’en fout complètement parce que l’urgence, ici, emporte tout et envoie valdinguer bien loin toute forme de réminiscences. Charles-Arthur Dubrail (chant, guitares), Romain Boibergue (basse) et Vincent Drévillon (batterie) frappent fort et sortent un premier album en tout point remarquable.
Crack Up ? Exactement.
Drunk Meat – Diagonale Du Vide
Date de sortie : 20 octobre 2023 [ Labels : A Tant Rêver Du Roi Records
Bordeaux, pas vraiment la diagonale susmentionnée. On l’entend bien pourtant à l’écoute de ce nouvel album de Drunk Meat. Chez eux, c’est celle des grands ensembles à l’abandon, des parkings glauques, des petites gares désertées et des dernières traces d’espoir. Le duo n’a pas son pareil pour dépeindre l’agonie, la colère et la résignation. La guitare, toujours très efficace, jette en pâture son lot de riffs agressifs et froids, le clavier fournit beats pelés, basse cambouis et nappes industrielles et le chant accompagne le tout de sa morgue ironique et désabusée. D’autant plus que l’ensemble a été très bien capté par Alexis Toussaint puis mixé/masterisé par Seb Normal qui, une nouvelle fois, a fait des merveilles.
C’est très punk dans l’approche, post-punk dans son rendu et infiniment magnétique. Le duo abandonne définitivement le Bayou pour les caves suintantes et les locaux commerciaux abandonnés, injecte toujours dans ses vignettes des relents de rage australienne, des fragments de swamp et de no-wave (bien plus en retrait qu’auparavant) et l’esprit de la Grande Triple Alliance Internationale de l’Est en construisant dix morceaux tout aussi froids qu’addictifs.
On identifie des éléments déjà relevés sur Plus Ça Va Moins Ça Va mais Diagonale Du Vide est loin d’en être un décalque pour autant : les textes sont toujours aussi efficaces et pince-sans-rire mais il me semble que la chaleur australe a reculé au bénéfice de la froideur d’ici. C’est de plus en plus affligé, de plus en plus morne, les couleurs explorent toutes les nuances du gris et les quelques rais de soleil qui subsistent ne réchauffent pas, ils carbonisent. Comme si l’acidité avait pris le dessus sur la langueur d’antan. Pourtant, à l’écoute de ce pavé austère, on jubile. Le minimalisme provoque un maximum de frissons et tous les morceaux sont au minimum intéressants : ils vibrent d’une froide colère, grincent et font grincer, embarquent les neurones dans leur dynamique rêche, rendent vos idées parallèles aux leurs via leurs mots et la doxa pelée qui les accompagnent.
Drunk Meat capture une réalité et sait la communiquer. Le disque apparaît ainsi comme une photographie réaliste qui fait réfléchir et à l’instar de sa sublime pochette (signée Franëck), on comprend avec le duo que la diagonale du vide ne l’est que parce qu’on l’a désertée.
Incontournable.
leoluce