Chicaloyoh – Jaune Colère

Jaune Colère s’écoute autant qu’il se lit. Il ne se consomme pas, il se ressent. Il se regarde aussi puisqu’à l’instar des précédents, la pochette agrippe. Jaune Colère, c’est un fragment de psyché posé là. On s’en empare ou pas mais si on le fait, on se retrouve propulsé dans un territoire aux contours flous sans dedans ni dehors, sans haut ni bas, ni début ni fin. Avec Chicaloyoh, on reçoit les mots mais aussi ce qu’il y a entre les mots, on s’intéresse à ce que l’on entend mais aussi à ce qu’on devine entre les notes. Sa musique dépasse largement les limites strictes du vinyle noir sur lequel elle est couchée et montre toujours cette étonnante faculté à englober l’auditeur, à le digérer. Ses morceaux sonnent toujours comme des ersatz que l’encéphale achève de structurer. Ils sont remplis d’espaces laissés vacants que l’on comble immédiatement mais jamais de la même manière. On a beau multiplier les écoutes, ils ne sonnent jamais à l’identique. Son jaune et sa colère altèrent/interrogent les nôtres, s’y accordent, s’en éloignent ; on dialogue avec eux dans un va-et-vient perpétuel et mouvant et avec trois fois rien, le disque happe. Parfois, il ne s’agit que de mots frottés aux bruits parasites (La Nausée Du Trop-Plein), à d’autres moments, la voix altérée s’agrippe à un soubassement électro-maousse (Quand La Messe, Quand ?) transformant l’ensemble en mantra industriel flippant et à d’autres moments encore, une mélodie surgit d’on ne sait où on ne sait trop comment (Mimosa Pudica) et tous ces fragments mis bout à bout, derrière leur absence d’unité, dessinent un bloc indivisible dont on ne peut s’extirper.

Difficile donc d’écrire quoi que ce soit sur Jaune Colère puisqu’il s’agit d’un objet profondément idiosyncrasique. On voit bien comment on en vient à ne parler ni de sa musique ni de ses mots mais plutôt de ce que le disque provoque, de sa manière subtile de s’insinuer pour réussir – au mieux – à s’en approcher vaguement : «Merci à toi qui t’es épuisé à écouter, à conseiller, à rassurer j’aurais dû te dire que la mission était impossible». Malgré tout, au-delà du rapport très personnel que l’on entretient avec lui, on finit par identifier quelques invariants qui n’appartiennent qu’à Chicaloyoh et pourraient a minima caractériser sa musique : plus disloquée encore que La Boue Ralentit Le Cercle, elle renferme toujours des extraits de vie, des instantanés, des polaroids plus ou moins structurés, toujours en mouvement, à la lumière changeante – «jaune clair, jaune pâle, gris-bleu, vert, rouge rosé, gris-blanc, glauque très clair» précise Alice Dourlen sur l’insert – mais au propos inchangé. La colère comme pulsion de vie, comme moteur véritable qui extirpe les morceaux de la gangue viscérale qui les a vus naître pour percuter l’encéphale. De prime abord, on pense à des esquisses brossées à la va-vite avant qu’ils ne livrent toute leur densité. Les field recordings savamment chevillés aux mots choisis (Adieu Les Hommes), la boîte à rythmes et les drones (La Maison Jaune), la guitare chiche (celle de Julien Louvet) s’articulent les uns aux autres et suggèrent bien plus que ce que l’on entend. La musique dépasse la musique, les textes dépassent les textes et Jaune Colère dévoile une incommensurable envergure.

 

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