Brame – Ce Qui Rôde…

Cinq années séparent Basses Terres de Ce Qui Rôde… et le temps n’a aucune prise sur l’écosystème de Brame. Le duo est rare, sa musique l’est aussi. Pour rappel, Brame, unique représentant d’un genre inédit, joue du blues qui s’apparente à du field recording : tous les bruissements, tous les galops, les cris d’animaux et autres manifestations de la nature se retrouvant encapsulées dans sa musique proviennent de leurs instruments (ou de leurs artefacts). On retrouve sur cette nouvelle captation les guitares (une folk et une baryton) et les poussières d’harmonica, la ferraille frottée, les cailloux piétinés, un cajon basse pour les proto-percussions et quelques borborygmes. Pas d’électronique, pas d’effets, rien pour pervertir le son, juste de quoi l’amplifier. C’est primitif (ce qui ne veut pas dire que la complexité est proscrite), c’est tribal (ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas sophistiqué), c’est atavique (si les peintures pariétales pouvaient jouer, ça ressemblerait sûrement à ça) et surtout, sans le moindre doute, si je m’en tiens aux réactions de mon épiderme parcouru de soubresauts à chaque fois que le disque rejoint la feutrine, c’est beau.
Alors, c’est vrai, le beau c’est subjectif. Pourtant, Ce Qui Rôde… est authentiquement beau. De son habillage (on en reparle plus loin) à la musique qu’il renferme, le truc déclenche des vibrations qui ne trompent pas et que l’on ne maîtrise pas.
Toujours l’impression d’avoir branché les enceintes directement dans l’argile et d’entendre la mécanique enfouie sous la sphaigne, l’écosystème qui chante, la faune (où l’humain est considéré comme un animal parmi les autres) et la flore qui se fracassent, l’inconscient capté sur le vif. C’est une forme de blues terreux, glaiseux, gorgé d’eau de pluie et de cristaux de glace, une émanation des forces invisibles qui courent sous nos pieds. Tout cela explique le caractère primitif de Brame ou permet en tout cas d’un tout petit peu cerner sur quoi il s’appuie.



D’emblée, Drailles capture les neurones : puissant, percussif, des riffs tournoyants comme « les vautours par-delà les drailles », la voix âpre, rugueuse, dont on ne distingue pas tous les mots. C’est sec et dur et drastiquement sombre mais surtout complètement prenant. On dira exactement la même chose de Vallée Borgne d’où émergent quelques trilles d’harmonica qui ne rassurent pas. C’est comme du Peckinpah mis en musique : un plan séquence au ralenti dans la boîte crânienne, un road movie sur les chemins de terre – les drailles – avec la violence tapie à chaque embranchements. Plateau calme le jeu. Moins écorché, plus apaisé, moins disloqué, il garde néanmoins les pieds bien enfouis dans la terre. Voilà pour la face A.
La B conserve la même minéralité. Les chiens en ouverture retrouve le long râle, les lâche par intermittence et chez Brame, ce sont des loups. Vient ensuite Le Dehors, le gros morceau de Ce Qui Rôde… Non seulement par sa longueur (plus de douze minutes) mais par sa construction tout à la fois heurtée et mouvante. Les îlots de bruits reliés par des éclats de slide, la voix hurlant et déchiquetant, prévenant que « le bois de nos portes/ne nous protège pas », avant de devenir carnassière, « je griffe et je hurle/mes dents creusent dedans » et tout autour, c’est exactement pareil : le morceau attaque. Cinq titres seulement, plus ou moins identiques et franchement, peu importe parce que ça ne s’entend pas. Les morceaux de Brame sont tout entiers inscrits dans le temps présent, chaque seconde effaçant consciencieusement toutes les précédentes. À leur écoute, on reste sur le qui-vive et on attend que la tension qui les irrigue nous touche et nous agisse, ce qu’elle fait systématiquement.

Et une nouvelle fois, ce bloc de griffes est cerné d’un artwork à tomber. Carton brut et sérigraphie dont on attend, quand on les ouvre pour la première fois, qu’ils dévoilent un disque en granit ou en bois. Mais non, c’est un beau vinyle noir et ça correspond tout aussi bien à ce qu’on y entend. Brame a pris son temps, c’est vrai mais peu importe, Ce Qui Rôde… l’efface et donne l’impression d’avoir toujours été là, depuis bien plus longtemps que nous.

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