Date de sortie : 17 février 2025 | Labels : WV Sorcerer Productions, Oracle Records et Ramble Records
« Je chevauche un cheval ailé » , d’emblée, comme ça, au beau milieu d’Au Verger, l’album fournit une indication. C’est parti pour les limbes. Sécheresse se situe quelque part dans l’éther où la voix très incarnée de Sophia Djebel Rose le dispute au coton charnu des arrangements. Un drôle de truc, fin comme un courant d’air mais aussi dense que du plomb, qui emmène très loin et très haut tout en ayant les pieds bien ancrés dans le sol. La mystique est singulière, elle semble venir de temps reculés (Blanche Biche, en provenance du Ve siècle) mais s’avère aussi très contemporaine (l’écho et les drones très inquiets disséminés un peu partout, les mots pas vraiment doux, les crocs de la guitare parfois) ; elle est bien ancrée en Europe mais bifurque régulièrement vers le nord de l’Afrique et parcourt le pourtour de la Méditerranée et tout ça se retrouve encapsulé dans chaque morceau, leur conférant une aura hantée, bien plus grande que ce que l’on entend.
Ce qu’on entend, c’est une voix, sa prosodie très singulière, des claviers (dont un harmonium qui apporte beaucoup), d’ « autres sons » , parfois une guitare, jamais de percussions. Ça pourrait paraître plat mais ça ne l’est pas. C’est même tout le contraire. Habité, sec – c’est vrai – et chargé de vents contrastés, Sécheresse enferme l’encéphale dans ses mouvements, prend le corps par la main tout en plaçant son poignard sur la jugulaire, ce qui lui confère un air vertical assez intimidant au départ. Les psalmodies, les échos, le vent partout forment une espèce de liturgie à laquelle on n’ose pas trop s’inviter mais comme l’atmosphère mystérieuse accroche irrémédiablement, on reste là, à laisser les morceaux défiler jusqu’à leur dernier souffle.
Qu’ils soient courts ou plus longs, chacun accroche mais il est difficile de les envisager en dehors du tout. Il me semble que l’album gagne à s’écouter d’une traite et qu’en extirper un titre, c’est risquer de l’amputer de quelque chose qui ne se trouve que dans l’ensemble. Tout est différent – les titres sont loin de se ressembler tous – mais tout est surtout relié par un je-ne-sais-quoi d’assez indéfinissable qui forge une atmosphère vraiment singulière, qui prend corps dès le début et ne s’évapore qu’à la fin. Les morceaux ne sont pas interchangeables et leur ordre semble important : les échos du très pelé et très court Au Verger propulsent les circonvolutions de L’Homme Au Costume Doré, comme un léger mouvement de surface se transformant en clapotis qui devient tourbillon avec Les Amandier et Blanche Biche. Tous sont très beaux mais ils le sont encore plus avec les autres qu’esseulés. Sécheresse ne supporte pas l’écoute distraite ou fragmentée tant il est entier.
Dans ces conditions, difficile d’en décrire un sans les décrire tous. Du coup, je me contenterai juste de dire que l’album s’insinue en profondeur et entraîne la tête dans des méandres fantomatiques et vertigineux qu’on n’a pas vraiment envie de quitter. On peut s’y retrouver facilement bloqué.e parce qu’il ne ressemble à rien d’autre et se suffit à lui-même. C’était déjà le cas avec Métempsycose en 2022 mais il me semble que Sécheresse franchit un pallier supplémentaire dans la singularité : son environnement délicat permet l’incarnation de la voix qui en retour exacerbe toutes les trouvailles qui hantent le parterre.
Cette darkfolk – étiquette utilisée ici faute de mieux – renvoie de loin à celle d’Agarttha ou de Catherine Ribeiro mais on voit bien comment elle ne s’inscrit pas dans un courant (qui par ailleurs n’existe pas vraiment) tant elle creuse le sien.
Pour l’heure, il y a le voyage, l’hypnose, les heurts et les fantômes.
Beau.
leoluce