On est très très en retard concernant ce Suburbs. Il faut dire aussi qu’il a fallu du temps pour l’apprivoiser. Non pas qu’il soit excessivement tarabiscoté, expérimental ou retors, rien de tout ça et même au contraire. De prime abord, il s’est montré un poil trop policé. Très mélodique. Trop velouté. Son jazz pas assez free, son rock trop peu déconstruit. Du coup, il est parti réintégrer le disque dur et s’est fondu dans la foule des occurrences vite écoutées et tout aussi vite oubliées. Mais à chaque fois que le regard scannait les fichiers, les mots Spectrum Orchestrum avaient le don de s’extraire par eux-mêmes du tout venant. L’histoire que l’on peut avoir avec un disque tient finalement à peu de chose. Parce qu’avec Suburbs, il y en a une et elle continue encore. Trop policé ? Tu parles. En dehors de l’entame effectivement calme et presque sirupeuse du titre éponyme, les îlots plus rugueux ne manquent pas. Et lorsque l’Orchestrum n’est pas renfrogné, il devient énigmatique. D’où le « Spectrum » qui vient précéder le mot d’avant. D’ailleurs, le parfaitement bien nommé Prélude : La Profondeur du Chant plante sans attendre le décors, dialogue qui devient grondement entre une flûte et tous les autres instruments, aussi court que mystérieux. Bref, on s’en veut un peu de n’avoir pas su déceler tout de suite la densité de Suburbs et de s’être laissé berner par une première écoute distraite. La musique des Lillois est bien plus complexe qu’elle n’en a l’air. Elle est certes veloutée mais aussi capiteuse et sous ses atours fantomatiques, elle cache une ossature extrêmement ciselée. On ne se lance pas comme ça dans le Lonely Woman d’Ornette Coleman par exemple sans avoir quelques arguments, ce que possède indubitablement le quintette. Le clavier septentrional (Benjamin Leleu) et le saxophone (William Hamlet) carillonnent joliment. Ils apportent tout à la fois le côté crémeux et les accents hallucinatoires donnant au disque son aura spectrale. Sans eux, les morceaux seraient trop carrés ou au contraire, trop dilués. Il en va de même pour la guitare qui, tour à tour, impulse le mouvement puis accompagne. Souvent au milieu, parfois tout autour, Olivier Vibert extirpe de ses six cordes des plaintes lointaines qui habitent parfaitement les fantômes mis sur pieds. Basse (Philippe Macaire) et batterie (Adrien Protin) fournissent quant à elles ce qu’il faut de plasticité et de malléabilité pour que tout puisse tenir debout.
Ce qui frappe d’emblée, c’est ce goût immodéré pour l’entre-deux. Les frontières, les carrefours et les limites, c’est bien sur eux que se tient inlassablement le Spectrum Orchestrum. Quelque part entre jazz, rock et prog-rock, le groupe définit lui même sa musique comme du « sax rock spectral », ce qui est effectivement bien vu. Ce que l’on veut dire par là, c’est qu’elle ne relève ni des uns ni des autres tout en n’étant pas autre chose. Le mélange pouvait s’avérer un brin casse-gueule et se vautrer dans la muzak mais il ne le fait pas : dès qu’un morceau devient trop progressif, le Spectrum s’emballe d’un coup sans prévenir (la fin du premier tiers de Suburbs par exemple) et choisit de montrer les crocs. De la même façon, quand il emprunte le chemin d’Ornette Coleman, l’Orchestrum ne peut s’empêcher de faire quelques pas de côté. Certes, le saxophone calque sagement sa démarche sur les empreintes de Lonely Woman mais il n’est pas seul et se fait vite rejoindre par les autres instruments qui débordent alors et l’éjectent de la trajectoire. Puis il revient en les poussant à son tour dehors. D’abord jazz, le morceau devient rock pour finir rampant. Un jeu d’équilibre très maîtrisé qui pousse les ambiances à se succéder sans à-coups. Pour preuve les seize minutes d’un magnifique Mantra qui se montre parfois bien énervé tout en restant indubitablement ce qu’il est : un mantra. Varié, Suburbs est aussi hanté. Il y a du Robert Wyatt à certains moments dans cette musique, du King Crimson à d’autres mais pas que et finalement, c’est plutôt à Toc que l’on pense et pas seulement pour les interventions toujours déterminantes de chacun ou pour l’artwork (superbe, une fois encore) signé Jérôme Minard. Il y a chez les deux formations ce petit supplément d’animalité qui fait toute la différence. Un petit quelque chose en plus qui explique sans doute pourquoi on apprécie fortement Suburbs quand on est habituellement réfractaire aux musiques progressives. Pas une once de démonstration technique ici mais, à la place, des musiciens entièrement dévoués à leurs longs morceaux. Une grande unité d’ensemble qui participe fortement à la singularité du Spectrum Orchestrum et explique tout l’intérêt qu’il faut lui porter.
Voilà une belle tranche passionnée de musique exigeante qui ne se dévoile que lentement. Vous y trouverez certes de nombreux accents suspects qui pourraient vous faire dévier de la route spectrale tracée par les Lillois. Pourtant, derrière ses atours de prime abord quelconques, Suburbs cache une vraie vision, une patte. Sa singularité devenant évidente une fois que le disque a fini par vous envelopper, se cachant dans les motifs répétés d’une guitare, dans le grondement souterrain d’une basse ou d’un clavier, dans les envolées virevoltantes d’un saxophone. Tout cela à la fois, en même temps. Il y a indubitablement de la puissance chez ce pourvoyeur d’hypnose. À tel point que l’on finit par devenir spectre à son tour.
Excellent.