Dès Les Bergers, longue épopée de presque huit minutes qui ouvre le disque, une question envahit la boîte crânienne au même titre que la musique qui en est à l’origine : c’est quoi ce bordel ? Ça commence façon psycho-kraut intergalactique via des claviers que n’aurait pas reniés Charlie Oleg puis les voix débarquent. Un chœur tout mignon mais un poil psychopathe aussi. Et là, bam, petit détour bien blues, presque funky aussi, au gros grain. Le chœur devient voix esseulée. Le point de vue adopté est celui des moutons (qui renvoient pas mal à ceux de F’Murr dans leur volonté d’émancipation). « Il y a en nous cette voix qui s’élève. Nous n’avons que faire des bergers. Des barbelés. De l’homme providentialisé. »
Ah, OK.
La suite du morceau explose puis s’aplatit puis s’interlude de quelques percussions brésiliennes puis explose à nouveau et s’en va cahin-caha vers l’épilogue presque apaisé étant donnée la teneur de ce qui précède. Juste après Secondus file le même coton d’apparence foutraque alors que tout y est au contraire parfaitement millimétré. Les mêmes armes mais distribuées un peu différemment et du coup, un titre qui rompt avec celui d’avant mais pas trop non plus. Le reste est exactement du même acabit : tout est mouvant, le temps particulièrement flexible et l’apex des morceaux particulièrement affolé.
Stylistiquement, ça mélange beaucoup de choses disparates (pêle-mêle blues, funk, petits chanteurs à la croix de bois, jazz, prog, noise-rock, kraut, psychédélisme, chorale indienne flippée, etc.) dont je me dis qu’elles n’étaient pas obligés de se mélanger mais en fait, si. Un drôle de disque qui dans le même instant fait grincer des dents et est à l’origine d’un large sourire de contentement sur les lèvres.
Bon, en vrai, on connaît déjà Le Crapaud et La Morue, on sait très bien qu’avec eux il faut s’accrocher aux branches et que l’amalgame instable malaxé par les Sarthois est loin d’être une façade. Simplement, tout ce petit monde est ouvert à tout et injecte ses envies et ses trouvailles immédiatement dans ses morceaux. Le risque, c’est de bâtir au minimum un grand fourre-tout sans queue ni tête qui, en plus, pourrait se révéler hideux. Et pas du tout. Que Faire ? se tient. Du début jusqu’à la fin.
La belle pochette façon Rick & Morty (élaborée par Sylvain de la Porte) annonce tout de suite la couleur et le disque qu’elle renferme tient toutes ses promesses. C’est bien sûr très échantillonné mais ce n’est pas une posture, on sent bien que c’est une nécessité. Ça ressemble à tout un tas de choses et donc, au fond, ça ne ressemble à rien d’autre qu’à ce que ça propose et c’est surtout loin d’être vain. Le côté volontiers second degré, irréfléchi et décalé n’est qu’un vernis et en-dessous, textes et musique montrent in fine une belle densité.
Les longues pièces labyrinthiques s’agrafent à des morceaux plus brefs mais pas beaucoup plus carrés. Le mélange y est de mise et ça tombe rarement à côté. Bien sûr, on décèle forcément ici ou là quelques moments auxquels on adhère moins mais ils sont chassés par plein d’autres qui immédiatement prennent leur place : les vagues prog-rock se fracassent contre les parois noise, les incursions vers le jazz se raidissent devant l’ossature kraut, les vents psychédéliques se mêlent aux chants hypnotiques et il en résulte un blues très personnel qui, au bout du bout, se révèle particulièrement prenant.
Les voix haut-perchées, le côté très décalé qui menace de tomber dans l’ironie facile, le nom même de cette entité – Le Crapaud et La Morue quand même – la grande essoreuse qui pourrait épuiser à la longue et j’en passe : ce n’était pas gagné d’avance mais non, on se sent irrémédiablement bien dans ce disque. Alors, Que Faire ?
Plonger tête la première dans le maelstrom et s’y perdre complètement.