Bizarrement, on n’avait jamais parlé de Matt Christensen dans ces pages. Presque une hérésie, un peu comme si 6 ans s’étaient écoulés depuis la création du site sans aucune mention d’Aidan Baker, de Mats Gustafsson, de Chris Weeks, d’Oren Ambarchi, autant de créateurs de formes hyperactifs et presque toujours inspirés qui marqueront la décennie des amateurs de musiques expérimentales en tous genres, protéiformes et métamorphes de préférence, une généalogie dont le Chicagoan fait assurément partie.
Matt Christensen donc, la quarantaine bien avancée, c’est d’abord Zelienople, précédemment quintette et désormais trio dont il tient la guitare et le micro, une formation passée par des labels aussi classieux que Root Strata, Digitalis, Type, Immune ou encore Under The Spire, et déjà du genre inclassable, meilleur héritier du Talk Talk de la grande époque Laughing Stock pour l’ampleur, le sens de l’espace, l’intensité feutrée et la liberté de mouvements de chansons à la croisée du post-rock, de la folk, du jazz, de l’ambient et de la noise tribale, pour faire vite. Ou alors, pour faire encore plus vite, l’un des plus grands groupes ricains des années 2010 que personne ne connaît.
Malgré des sorties scéniques régulières, dont l’une a donné au printemps cette interprétation live d’une pièce pour percussions du compositeur James Tenney en hommage au grand Harold Budd, l’un des pères de l’ambient et du drone, Zelienople se fait discret côté studio depuis le sommet Show Us The Fire qui remonte à trois ans déjà. Qu’à cela ne tienne, Matt Christensen sait s’occuper de son côté, citons pour cette année une fabuleuse collaboration post-folk avec l’excellent High Aura’d sous l’identité Gemini Sisters, entre mysticisme dronesque et rêveries stratosphériques, en plus d’une bonne vingtaine de sorties sous son nom, seul ou accompagné, dont les plus accessibles ont déjà donné lieu à cette anthologie majoritairement axée guitare/voix.
Ce qui nous intéresse aujourd’hui toutefois, c’est la facette instrumentale plus aventureuse et abstraite encore d’un musicien qui n’a pas hésité par le passé à se tourner vers le dark ambient via les progressions fantasmagoriques et cosmiques d’une vingtaine de minutes chacune du fantastique October II avec Brian Hardin de Zelienople, entre autres digressions dont vous trouverez, pour l’année 2016 du moins, un résumé succinct ici. Entièrement enregistré en solo et téléchargeable à prix libre, Gratitude incarne mieux qu’aucune autre sortie de l’Américain cette année cette soif d’exploration qui reflète toujours d’une façon ou d’une autre son imaginaire, ses états d’âme ou sa philosophie.
Ce coup-ci, mise en exergue sur la page Bandcamp de l’album, c’est une citation du poète métaphysique René Daumal qui éclaire sur l’idée centrale qui sous-tend ces 6 compositions abstraites et hypnotiques pour manipulations guitaristiques, arpeggiators de synthés analogiques, percussions étouffées et drones hachurés dont Salt, avec ses cascades frémissantes d’arpèges non identifiés, est la quintessence paradoxalement somatique et désincarnée à la fois :
« Je suis mort parce que je n’ai pas le désir
Je n’ai pas le désir parce que je crois posséder
Je crois posséder parce que je n’essaie pas de donner
Essayant de donner on voit qu’on n’a rien
Voyant qu’on a rien on essaie de se donner
Essayant de se donner on voit qu’on n’est rien
Voyant qu’on n’est rien on désire devenir
Désirant devenir on vit »
Des synthés ténébreux et percussions crissantes du pointilliste Buffalo au crescendo vers la lumière du final Untitled Witness, un cheminement de retour à la vie qui justifierait la Gratitude du titre, et aurait qui sait quelque chose à voir avec une Beautitul Baby Girl, celle qui, née sous le signe des Gémeaux le même jour et la même année que la fille de John Kolodij aka High Aura’d, avait justement inspiré le projet Gemini Sisters ? Voilà qui expliquerait l’atmosphère amniotique du morceau Adult Diary, zébré d’itérations analogiques semi-aléatoires, étranges sonorités à mi-chemin de l’arpège et du glitch, de la rythmique déstructurée et de l’esquisse mélodique au seuil de l’atonalité.
Boucles des bruissements d’un chant de cigales digital et arpèges baroques des synthés flottant dans un éther de drones lancinants, Away From Your Anger semble vouloir se détacher d’une colère obsédante et source d’anxiété pour accéder à la sérénité, un état que les offensives oppressantes des voix échantillonnées de Beautiful Baby Girl tiennent encore en respect mais que le musicien tente de saisir au rythme effréné des polyrythmies d’arpeggiators, percus synthétiques et claviers, entre kosmische musik et minimalisme contemporain à la Steve Reich, qui en éclipsent peu à peu la portée angoissée au profit d’un lyrisme plus aérien.
Sous les allures gothiques de sa mélodie de clavier et les oscillations stridentes de ses nappes ambient, Untitled Witness témoigne au terme de sa progression d’un équilibre finalement atteint – ou retrouvé – entre fébrilité et quiétude, appréhension et espoir, ce désir de devenir plus au risque de se perdre un peu : une allégorie pourquoi pas de la paternité, bifurcation sans retour ni regret qui semble réussir à Matt Christensen sur le plan personnel comme sur celui de la créativité.