«Spacey/shoegazery guitars + Industrial tinged textures + Noise something» préviennent-ils et on ne saurait mieux dire. La Fosse Aux Débiles, petit dernier d’ENOB, mélange effectivement un peu tout ça et à mon avis bien plus encore. Les guitares feedbackent, balbutient et tintinnabulent, montrent les crocs, fracassent les aigus et tracent un itinéraire toujours surprenant. La basse malaxe ses ondes moribondes tout en-dessous et tapissent les tréfonds, apportant un côté froid qui s’oppose aux gerbes de chaleur que projettent les deux premières. Il y a aussi la batterie, très malléable certes mais en général surtout tribale, d’autant plus que l’un des deux guitaristes apporte parfois quelques percussions supplémentaires pour exacerber le côté primitif de l’ensemble. Et enfin, il y a les voix. Écorchées souvent, on a parfois du mal à saisir ce qu’elles crient. On capte quelques mots à la volée et plus rarement la globalité. Pas grave, le reste est là pour asseoir le propos et celui-ci est plutôt acerbe, triste voire désespéré. Ce que confirment ces quelques moments où ENOB calme le jeu et adopte une diction plus posée. On découvre alors ses textes ironiques et amers qui accentuent le côté sombre susmentionné. C’est que les morceaux ont cette singulière tendance à ne pas se répéter tout en donnant l’impression d’invariablement labourer le même pré carré. Pourtant, peu de points communs entre, au hasard, le flegmatique et capiteux Damien & la Baleine et le beaucoup plus tellurique (et bien nommé) De La Viande si ce n’est peut-être cette ambiance systématiquement glauque et tangentiellement malsaine. Peu importe alors qu’ENOB se retienne ou qu’il lâche au contraire les chiens, à tout moment, on le reconnait sans peine. C’est qu’il a développé une patte, un truc bien à lui sans doute contenu dans la définition donnée plus haut. On pense parfois à La Race, à d’autres moments, ça renvoie plutôt à Arab On Radar, ou même à Slint et à plein d’autres trucs encore mais dans le même temps, ça s’en éloigne complètement. À chaque fois, les impressions sont fugaces, elles s’effacent inexorablement les unes après les autres. Du coup, on laisse rapidement tomber le name dropping qui ne sert dans le cas présent à peu près à rien et on se concentre sur ce que l’on a. La Fosse Aux Débiles est fracturé, on l’aura compris, et surtout passionnant. Où qu’ils aillent, les Parisiens gardent intacte leur énergie bizarre qui empêche l’album de se déliter malgré les grands écarts pratiqués et revêtent le poids d’un cétacé tout en étant capables de flotter dans les airs. C’est donc bien leur noise industrielle aux accointances post-(rock souvent, punk parfois) que résume parfaitement la chouette pochette.
Le disque est quasi-symétrique avec son lot de titres arrachés en ouverture auxquels répondent des choses plus retenues (mais pas moins disloquées) en toute fin. La Fosse Aux Débiles se transforme ainsi petit à petit sans jamais abandonner sa peau et son aura visqueuses. Fortement déstructurés, Gibier Potence, De La Viande, Amour et La Fosse Aux Débiles reposent sur des guitares barbelées, des nappes déviantes et un chant schizophrène. D’emblée, c’est donc le chaos qui prédomine, maintenu bien haut par cette poignée de morceaux primitifs et spontanés bien qu’on ne soit pas sûr du tout que ces deux adjectifs conviennent tout à fait. Ça sonne foutraque et mal dégrossi mais une écoute attentive montre bien que tout est à sa place et tient debout, que les guitares s’épaulent, que la basse bétonne et que la batterie structure, que le chaos ne naît pas d’une entropie instrumentale dans laquelle chacun fait ce qu’il veut. C’est du chaos très bien rangé et donc forcément très réfléchi. Si ENOB sonne comme cela, c’est bien parce qu’il le cherche. Ce n’est donc pas si «primitif» ni «spontané», y compris sur le très bref et très cramé éponyme qui en met partout sans jamais déborder du cadre. Plus loin, Chante Bébé et Le Supplice De Damien calment le jeu en abandonnant (un peu) le côté plombé mis en avant jusqu’ici mais pas du tout le côté déviant. Puis vient Damien & La Baleine, chanson étrange et Lynchienne qui arrache le groupe à l’océan déchaîné pour le relocaliser dans un rade enfumé. C’est Damien DANS La Baleine. D’ailleurs, sur Hyper Hibou, ENOB a beau gueuler «La vie c’est super/Chouette», on ressent tout le contraire et on est, avec eux, au fond du trou. Et le groupe de nous abandonner là avec le long Azül, crépusculaire et élégant montrant bien que ces quatre-là savent tout faire et se permettent tout. On le voit bien, La Fosse Aux Débiles n’est pas un long fleuve tranquille mais un truc tout cabossé, métamorphe et à la profondeur bien réelle. Le groupe existe depuis bientôt quinze ans et a connu quelques changements de line-up (un Miss Doloway qui avait partagé un split avec ENOB en 2014 a depuis rejoint la formation, un Mia Vita Violenta se trouve désormais derrière la batterie) et on peut dire sans se tromper qu’il délivre là sa pièce maîtresse, furieuse mais pleine de finesse. Les expérimentations pratiquées ici ne sont jamais vaines, encore moins absconses et remuent en profondeur.
Magistral.