D’emblée, on retrouve sur English Martyrs tout ce qui fait la singularité de Total Victory : la mélancolie et la tristesse, l’envie d’en découdre et de ne pas laisser la fatalité prendre racine, les mélodies délavées au spleen communicatif qui, très vite, se calent dans l’encéphale. Et puis l’élégance, toujours et le post-punk racé qui ne peut qu’avoir grandi sous la pluie, à l’ombre d’un ciel de traîne. En cela, Total Victory est profondément anglais. Troisième album véritable si l’on fait abstraction de Vs. Big Electric compilant, entre autres, quelques EP depuis longtemps épuisés, English Martyrs pose ses pas dans les empreintes laissées par National Service sans pour autant n’être qu’un vulgaire décalque. Depuis ses débuts, le groupe n’a cessé de s’affiner, de se débarrasser des strates superflues pour ne garder que l’écorché. Une course vers l’épure qui semble bien aujourd’hui avoir atteint son but. En cela, l’annonce du hiatus à venir ne surprend qu’à moitié puisqu’on ne voit pas vraiment ce que la musique du quintette de Bolton aurait pu encore abandonner en cours de route. Attention toutefois, on ne dit pas du tout qu’il ne reste plus rien mais simplement qu’en se délestant des derniers milligrammes de chair qui subsistent encore, il ne resterait fatalement qu’un spectre et Total Victory ne serait alors plus ce qu’il est. Pourtant, à l’écoute, de prime abord, tout cela sonne encore bien charpenté mais qu’on ne s’y trompe pas, sur English Martyrs ne restent en fait que les nerfs. La peau et tout ce qu’elle recouvre se sont à tel point affinés que l’on pourrait presque voir à travers le noir insondable du vinyle et distinguer les sillons de l’autre face. L’arrachage systématique s’est tu et laisse désormais quelques balades remonter à la surface. Du coup, le groupe perd en efficacité ce qu’il gagne en subtilité et là où auparavant l’adhésion était immédiate, aujourd’hui, il faut laisser le temps au temps. Ainsi, la première écoute fut un peu plus terne qu’à l’habitude. On s’est dit qu’on aimait bien mais qu’il manquait quelque chose.
Quoi ? Difficile à dire. La sauvagerie ? Non, elle perdure, peut-être un peu plus cachée derrière les hautes herbes mais toujours prête à vous sauter dessus. Il suffit d’écouter Playing Golf With The Precariat ou The Public Weighbridge pour la retrouver là, intacte. L’évidence mélodique ? Non, ce n’est pas ça non plus, elle est disséminée partout, toujours acoquinée à l’infinie tristesse qui en décuple la joliesse. Apparaissant dès Triangulation Point, elle ne nous lâche plus jusqu’à la toute fin. En revanche, ce qui a bien changé, c’est qu’English Martyrs se montre très nuancé. Il n’y a qu’à jeter une oreille au chant de Dan Brookes pour s’en rendre compte. Bien sûr, on retrouve toujours majoritairement les accents à la Mark E. Smith narquois, maniant l’invective et le glaviot mais elle peut aussi être plus en retrait, presque murmurée voire complètement fragile (In The Home Counties ou Gold Curtain), ce qui est assez nouveau. Pourtant, bien loin de rendre poussif l’un des moteurs incontestables de la musique des Anglais, cette variété plutôt inédite accompagne au contraire idéalement les méandres mortifères de cette dernière. Même chose du coté de l’ossature générale : les angles et les griffes perdurent, c’est certain mais on trouve aussi beaucoup de passages plus ténus qui prennent le temps de développer une ambiance (les carillons et le cor d’Once In Every Century, l’introduction de Written Backwards, la frottement répétitif de Mistakes Upon Mistakes), ce qui renforce la densité déjà importante d’English Martyrs. Chaque morceau a son existence propre et déroule son histoire mais s’il venait à en manquer un, l’impact ne serait tout simplement plus le même. Tous différents mais tous participant à la grande majesté de l’album. Le post-punk lui-même jusqu’ici prototypique se pare d’accents venus d’ailleurs (pop, dub, etc.), tout cela concoure à l’édification d’une boule à facette sombre, rugueuse et complexe mais dont on a bien du mal à détacher le regard. Soleil noir qui pervertie la lumière crue en rais ombrageux, Total Victory expose ses blessures et on partage avec lui beaucoup d’hématomes crochus.
Les textes ne sont pas en reste et non content d’avoir soigné la musique, le groupe a aussi choisi ses mots : «And the birds sing differently/But they don’t know your name/The birds won’t know your name/and their sounds of joy are just a natural function» ou encore «There’s no room for melancholy/There’s no space for despair/Can’t see the bad in anything/Or get rattled by yourself» et on s’arrêtera là de peur d’en recopier toutes les parcelles. Sachez simplement qu’ici le fond rejoint complètement la forme et que si rien n’est guilleret, Total Victory ne capitalise pas non plus sur une seule couleur. Le spectre allant du gris au noir offre d’infinies déclinaisons et le groupe en montre une belle partie. En tout cas, à l’instar du dernier Hey Colossus, English Martyrs porte en lui les stigmates d’une Angleterre blessée, au bout du rouleau, infiniment touchante. De quoi rendre encore plus amère la future interruption programmée.
Il faut qu’ils reviennent. Et ne s’arrêtent jamais.